ILS FUMAIENTS BEAUCOUP

Couvertes de griffures, parfois marquées de trous de cigarettes ou de signatures au stylo bille, les prises de vues se révèlent une fois placées à la fenêtre. Les figures et lieux photographiés, précisés par leur exposition au soleil, ne sont connus de personne. Le mystère s’épaissit à chaque image, comme une infinité de diapositives projetées dans le ciel. Des objets de mémoire et de transmission dont l’origine demeure obscure à mes yeux. Qui sont ces gens prenant la pose  et qui leur a tiré le portrait ? L’impression d’un présent perdu, d’une ruine ensablée et impénétrable que je ne vois que de loin – des souvenirs réappropriés à la présence matérielle vieillie et usée. Ce genre de clichés sans légende, qui ne traduisent plus l’histoire dont ils sont le fruit avec fidélité, il en existe dans tous les albums de famille. Séparées du discours, ils perdent leur fonction d’intermédiaire entre l’époque capturée et celle qui voit. On se donne alors le droit d’intervenir dans l’histoire, comme pour retisser des liens, aller contre le temps. Un travail d’enquête auquel fait référence Marta Caraion quand elle écrit que l’on fait « passer [un objet] de son présent fragmentaire et muet à son passé recomposé auquel on a restitué la parole, que l’on a réintégré à l’ordre des représentations [...] »1. Apprendre d’où l’on vient en passant des journées aux archives, retracer son arbre généalogique, se rendre dans un cimetière pour décoder les épitaphes, étudier les liens entre les familles d’un même village, parler à ses grands-parents – des actions qui puisent dans l’avant, motivées par la curiosité ou par la nécéssité d’une forme de retour aux sources. La prospection donne à [re]penser les relations que l’on entretient avec le reste du monde, notamment avec les membres de notre famille. Les abris symboliques qu’ils représentent dans notre imaginaire idéal peuvent en être conforté, comme remis en question. Explorer notre intimité au travers d’un prisme différent, c’est s’y reconnaitre et s’en détacher à la fois. Une image en amenant une autre, c’est toute une époque qui défile et avec elle ses valeurs – nuancier des rapports faits avec le présent, miroitants ou non. Animés par nos projections mentales, les photographies du passé deviennent l’objet dont on cherche à se distinguer.

L’éclaircie permise par une conversation2 entre générations fit apparaître la figure de mon grand-père maternel, à qui appartenaient les négatifs. Je n’ai pas connu cet homme, il est mort bien avant ma naissance et les occasions pour que l’on me parle de qui il était ne se sont pas présentées. Avec pour seul repère un portrait de 10 cm de haut posé au dessus du réfrigérateur, un espace d’anonymisation s’est créé autour de son personnage. Sur les photos, il est  âgé d’une vingtaine d’année. Je le découvre comme s’il venait de naître. Une fois étudiées et replacées dans l’ordre de leur contexte (avec pour maigres bases de travail les personnes, objets, tenues vestimentaires et décors présents dans le cadre) les photos donnent l’impression d’un reportage autour d’événements ayant animés la jeunesse de mon ancêtre. Peu à peu, on accède à une forme d’intériorité – si ce n’est d’intimité – à un temps documenté que l’on peut reconstituer. Parfois précises, offrant des indices, parfois hasardeuses et floues, les images donnent l’impression d’avoir été prises en suivant les individus dans leur déplacement.

De cette façon, on remet en mouvement ce qui était éteint, on fait le jour sur l’avant-image, pour reprendre les mots de Monique Sicard. D’après elle, si l’étude des traces matérielles laissées par la photographie permet de retracer autant de choses, c’est grâce au caractère intemporel – mais pas impérissable - de l’héritage conféré par l’image achevée. Ce raisonnement vient déconstruire l’idée selon laquelle la photographie est « un instant, une réalisation sans durée, […] quelque chose qui nie le temps »3, pour laisser place à un temps long. Selon cette analyse, une période allongée est nécessaire pour que la prise de vue fasse sens. Une période pendant laquelle les personnes, par une volonté (ou un devoir) de mémoire et par un travail d’archive, s’activent pour la conserver, entretenant une sauvegarde au long cours. Une période pendant laquelle l’instant photographié est en veille. Il fait son temps.

Hors du présent, en dormance dans une chrysalide de cellulose, dans l’attente d’une éclosion mémorielle. Il faut imaginer l’intrication de ces personnages, paysages et autres formes capturées comme un être vivant à l’état larvaire qui s’abrite dans le support photographique. La photographie  produit un effet d’à-côté sur cette chose, une matière immédiate et figée qui, si et seulement si elle est bien conservée, sera en mesure de restituer le présent qu’elle détient des années plus tard. C’est dans ces échelles temporelles qu’apparaît un rapport paradoxal entre l’image et le support. Pendant que l’instant photographié repose, comme un souvenir, dans l’attente d’être consulté ou remémoré, le support, lui, se désagrège, à la manière d’une couche de protection grignotée. Aussi optimales soient elles, les conditions de préservation ne permettent pas au support d’aller contre le temps. Si le temps long est permis par la durée de vie d’une forme photographique, sa lecture étant possible des années après la prise de vue, ce n’est pas sans compter sur sa vulnérabilité face aux aléas du temps lui-même. Les personnages ont disparu, des maisons ont été détruites, le paysage n’est plus le même, en parallèle de quoi l’enveloppe dans laquelle sont contenues tous ces objets – qu’il s’agisse du négatif comme de la pellicule – tend vers sa disparition. Les images passent, se transforment en un amas de résidu poussiéreux et de traces qui, ensemble, dessinent ce que le temps long produit sur la forme photographique. Le temps long profite à l’étude des images, si l’on se base sur l’échelle des personnes qui les étudient, mais rend de plus en plus difficile la compréhension du passé, à une plus grande échelle. D’un côté, il permet de décoder, de l’autre, il dessert la fonction de la photographie. Une fois scellé, le temps est défini et, comme il est défini, il est périssable. Le cours réel du temps agît sur la photographie et provoque son illisibilité.

Dans Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski explique en quoi la matière produite par le cinéma, sculpture taillée dans la maille du temps par le réalisateur, devient totale dès lors qu’elle permet la représentation authentique des faits de la vie. Il dit, à propos du célèbre film des Frères Lumières, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat : « Pour la première fois dans l’histoire des arts et de la culture, l’homme avait trouvé le moyen de fixer le temps, et en même temps de le reproduire, de le répéter, d’y revenir autant de fois qu’il le voulait. […] le temps pouvait désormais être conservé dans des boîtes métalliques [caisses de stockage des bobines], théoriquement, pour toujours. »4 Ainsi, le cinéma peut saisir le réel, un événement, un geste, un objet, qui peut même être immobile, dans la seule mesure où cette immobilité existe aussi dans le cours réel du temps. D’un point de vue matériel, l’œuvre cinématographique est une bobine, au même titre que la photographie, rangée dans une boîte. C’est son support. Si elle n’est pas une bobine, elle est numérique : une image (ou un film) qui a été formatée et enregistrée dans une mémoire – ce qui était une pellicule devient un disque dur ou une mémoire flash.

La concrétisation de la forme cinématographique, pour sortir de ce point de vue matériel, naît de la rencontre entre une bobine, ou bien un fichier numérique, et un projectionniste – bien qu’aujourd’hui la manipulation de l’image soit différemment conditionnée5. Autrement dit, l’œuvre capturée doit être extraite de sa matérialité primale pour révéler sa substance. Comme dans le cas des négatifs, elle est soumise au support qui la contient. Elle est soumise à sa propre excavation.

Face à ce conditionnement des relations entre l’image et le temps apparaît ma tentative de descellement. Renouveler le cycle de destruction de la forme afin de rallonger l’espérance du fond. Même si je ne suis pas en mesure de prédire les informations qu’il est possible de tirer de cet autre temps, l’extraire de sa forme me paraît être une chose essentielle. D’abord, parce que les négatifs ne sont pas la forme finale des images capturées : lorsque ces photographies ont été prises, elles l’ont sans doute été avec la volonté d’un développement. Celui-ci n’ayant pas eu lieu, il est fondamental de rendre lisible le peu de choses que le support affiche toujours.
Ensuite, parce qu’est rendu possible, grâce à la technique, la prolongation de la matière photographiée. Une reproduction, comme l’édition d’un multiple en photocopie, provoque un rebond du temps long. De fait, il est encore temps de déchiffrer ce que la couche d’usure ventousée à la pellicule dissimule. Une fois numérisées, rehaussées et triées, les images font surface, donnant de l’élan à l’interprétation. La conversation se réanime d’elle-même, motivée par leretour de photographies nourricières, et des bribes de souvenirs surgissent comme des réflexes synaptiques. Une occasion de retrouver quelque-chose dont on ne soupçonnait pas la disparition, d’en apprendre davantage sur ce que l’on croyait être acquis ou que l’on ne savait pas oublié.L’oubli, sans doute involontaire, n’est pas à exclure de notre champ de réflexion. Portée à travers les générations, la veille produit l’extinction progressive de l’aura, la force évocatrice de l’image s’évapore. Si les repères ne sont pas réanimés par une chose ou par une autre, on oublie. D’une absence de stimulation naît une impossible mémorisation (la dégradation cognitive), en parallèle de quoi se déroule l’effacement de l’image de son support (la dégradation matérielle). Ce qui fait qu’en plus d’oublier, on a de moins en moins de chance de se souvenir. L’incarnation de la photographie n’est pas en reste, puisqu’elle oscille, dans un effondrement graduel et inévitable, entre omission et réminiscence. Malgré le fait  que les années ne produisent pas le même effet sur la surface du papier que sur celle du négatif plastique, l’effondrement aura lieu. Là où les bandes de négatifs n’étaient pas conçues pour être manipulées, le livre ne s’active qu’au travers de son utilisation : il est nécessairement soumis au temps et à l’usage. La poudre du toner s’accroche aux fibres jusqu’à ce qu’elle soit emportée par des frottements successifs. Les rayons ultra-violets jaunissent le pourtour du livre en rebondissant sur les faces extérieures du volume. Le papier se décompose dans un processus naturel de vieillissement où les molécules se brisent de façon lente et irréversible.

Un système analogue de mémoire défaillante est présent dans les architectures sonores de Leyland Kirby. Son album An Empty Bliss Beyond This World6 est une illustration du trouble neurocognitif de la démence. L’enregistrement est basé sur une étude concernant la capacité des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer à se souvenir des musiques qu’elles écoutaient lorsqu’elles étaient plus jeunes, ainsi que l’endroit où elles se trouvaient et ce qu’elles ressentaient lorsqu’elles les écoutaient. Au fur et à mesure qu’avance le temps, la structure musicale déchoit et plonge dans l’abstraction. Kirby décrit la façon qu’il a de présenter son travail lors de concerts/performances comme une recherche de sens : « La question c’est : ‘comment je vais présenter le set ?’ Ladémence en tant que telle ne fait pas sens. Le challenge, c’est de donner du sens à ce qui n’en a pas. […] Ce qui m’intéresse, c’est d’apporter la démence dans le projet musical lui-même et de voir où la rupture va opérer.7»

L’acte éditorial est en quelque sorte une proposition libératrice reproduisant les conditions d’un transfert de forme. Le procédé de numérisation intervient comme un séparateur : L’image est, pendant un temps, indépendante du support qui allait la perdre. La manipulation informatique des fichiers obtenus permet l’application à un nouveau support par l’impression, qui entremet une forme vierge à un contenu au préalable dématérialisé. Le principe de l’impression laser illustre bien ce rapport naissant entre l’image et la surface qui l’accueille : à l’aide d’une charge électrostatique, le toner en poudre contenant des particules magnétisables est polarisé et permet le transfert d’un média à un autre. Une agglomération nouvelle qui donne aux photographies un sursis pictural, une (re)mise en lumière dans laquelle tout le potentiel narratif de l’image remplace son état de veille prolongée. C’est pourquoi il m’est venu l’idée de réinjecter les images dans un cycle, comme capter la condensation pour alimenter une réserve en eau potable. Sauvegarder ce qui reste des scènes capturées pour mieux appréhender le temps, son élongation, et ainsi construire le récit d’un temps retrouvé.”

Notes :

1 : Mémoire matérielle, photographie, indicialité.
Le cas Madeleine Project
; Marta Caraion ; 2020 ;
Nouveaux Cahiers de Marge 2, Input pictura poesis.
2 : Voir la partie « Dialogues » à la fin du livre.
3 : Monique Sicard, chercheuse au CNRS. Citation extraite du documentaire Arte : Gisèle Freund, portrait intime d’une photographe visionnaire.
4 : Le temps scellé, Andréi Tarkovski, éd. Les Cahiers du cinéma, 1989.
5 : « Avec l’image numérique (l’image discrète pour reprendre le mot de Bernard Stiegler), la restitution d’une image originale (son empreinte lumineuse) n’est plus certaine. Discrétisée, l’image devient un simple code permettant toutes les manipulations. Elle n’a plus de forme. Elle peut subir un nombre infini de transformations sur un nombre infini de supports. Elle n’est plus la trace d’un événement lumineux, elle n’est plus son empreinte, elle devient son spectre, son monstre ou son fantôme » - L’œuvre d’art à l’époque de sa discrétion technique, Eric Watier, Université Rennes 2, 2014.
6 : An Empty Bliss Beyond This World, The Caretaker (Leyland Kirby), éd. History Always Favours the Winners, 2011
7 : Extrait d’une interview donnée lors de l’événement Présences électriques en 2018.


Ils fumaient beaucoup
13 x 19 cm
112 pages

ÉPUISÉ
(en cours de réédition chez Postfirebooks)